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LA SALLE DES CARTES
Connaissant Elinn, Cari se doutait bien qu’une nuit de repos ne suffirait pas à rayer de sa mémoire ce projet de visite à la salle des cartes. Cependant, le réveil en fanfare auquel il eut droit dès l’aube le prit tout de même au dépourvu.
« Allez, debout ! cria-t-elle en le secouant énergiquement. Il faut qu’on trouve la tête de lion !
— Oui, oui », grogna-t-il. Il aurait donné n’importe quoi pour dormir un peu plus. Néanmoins, il se redressa, s’assit de guingois au bord du matelas et regarda sa petite sœur d’un œil embué de sommeil.
« Tu voulais m’accompagner, lui rappela-t-elle.
— Laisse-moi d’abord avaler quelque chose. Faire ma toilette, me préparer.
— Mais ensuite on y va, hein ?
— Oui ! »
Une fois sous la douche, il constata qu’un lever aussi matinal présentait au moins un avantage : l’eau était encore chaude. Même si aujourd’hui elle avait une odeur bizarre. C’était le cas de temps en temps. Sachant qu’elle provenait d’une grande veine glaciaire souterraine, il arrivait que des particules s’y mêlent lors de la phase de dégel et que le système d’épuration des installations sanitaires ne parvienne pas à les filtrer. En revanche, les filtres pour l’eau potable, plus perfectionnés, ne les laissaient pas passer.
Le petit-déjeuner se composait comme toujours d’une bouillie de céréales agrémentée de fruits. Sur Terre, on aurait qualifié de « végétarien » le régime alimentaire des colons. Cari et Elinn ignoraient ce terme. Les plantes constituaient la base de leurs repas, point. Bien que Mars regorgeât de terrains vierges – et pour cause ! –, la surface cultivable restait très limitée. Chaque plantation de légumes, chaque champ de blé devaient être protégés par une bâche en plastique étanche. Un apport conséquent en air et en eau permettait aux graines de se développer. Le rayonnement solaire veillait à procurer aux pousses une lumière et une chaleur adéquates. De telles coupoles avaient beau fleurir autour de la partie supérieure de la cité, les récoltes auraient été insuffisantes pour engraisser un troupeau de vaches, de moutons ou de porcs. Les habitants devaient s’accommoder de menus dépourvus de laitages… et des traditionnelles escalopes du dimanche.
Le seul luxe que l’on s’offrait consistait en quelques centaines de volailles qui déambulaient entre les arbres fruitiers et fournissaient la population en œufs, ainsi qu’en un vivier de tilapias africains, élevés dans des bassins chauffés et nourris de déchets végétaux. Un plat de poisson venait donc parfois enrichir la carte et, lorsque c’était fête, on prenait son courage à deux mains pour abattre une dizaine de poulets. La majorité des colons, pourtant, n’en étaient pas friands. Légumes, salades et fruits s’offraient à eux sous de multiples formes. Le soja poussait comme de la mauvaise herbe et les champignons proliféraient aussi à foison. On les cultivait dans des galeries situées sous la station – l’origine de ces cavités naturelles demeurait d’ailleurs méconnue – et leurs dizaines de variétés régalaient les convives.
« Nous allons sûrement découvrir un grand secret aujourd’hui, lâcha Elinn au petit-déjeuner.
— Quel secret ? » demanda maman.
Elinn piqua du nez et sa chevelure flamboyante lui masqua le visage. « Je ne peux rien te dire, bougonna-t-elle. Sinon ce ne sera plus un secret.
— Je comprends, acquiesça maman en scrutant sa fille avec scepticisme.
— À propos, intervint Cari pour faire diversion, tu as des nouvelles des autorités spatiales concernant mes études ? »
Le leurre fonctionna parfaitement. Sa mère le regarda et secoua tristement la tête. « Non, aucune. Mais ne t’inquiète pas. Nous finirons par trouver une solution. » Elle n’y croyait pas elle-même, c’était évident. Les autorités spatiales, en charge des affaires martiennes, étaient habituées à s’occuper d’adultes. Confrontées aux problèmes d’adolescents en pleine formation, elles avaient l’air complètement dépassées. Leur premier courrier avait invité Cari à faire une croix sur ses projets fantaisistes d’études en sciences naturelles et à reporter son choix sur les nombreuses filières que l’on pouvait suivre à distance : mathématiques, philosophie, histoire… Histoire ! Et puis quoi encore ! La seconde lettre qu’ils avaient reçue décortiquait ce qu’il faudrait débourser si Cari s’obstinait : frais de séjour, de scolarité, et surtout coût du billet vers la Terre. L’addition était tellement astronomique, tellement hors des moyens de la famille Faggan que Cari avait déprimé durant des jours entiers.
« Mmh », fit-il. Pas de nouvelles valait mieux qu’une mauvaise nouvelle.
« En attendant, enchaîna maman, vous devriez mettre les bouchées doubles. L’IA m’a récemment signalé que vous étiez à la traîne dans certaines matières. Elinn en mathématiques et toi, Cari, en histoire. »
L’IA : l’intelligence artificielle, donc. C’est ainsi que la plupart des adultes appelaient IA-20. En dépit des liens d’amitié qu’elle avait tissés avec les enfants – des liens aussi étroits que possible pour un programme informatique –, elle n’avait aucune indulgence dès qu’il s’agissait des cours.
Maman regarda l’heure. « Il faut que je file. Je compte sur vous pour faire un effort, entendu ?
— Oui, m’man, répondirent-ils en chœur.
— Bien. » Elle sourit et leur passa la main dans les cheveux. « À ce soir. »
Sitôt la porte refermée, Elinn revint à la charge : « On y va, maintenant ?
— Je peux finir de manger, oui ? soupira Cari. De toute façon, on doit d’abord aller chercher la clé. »
La salle des cartes était une sorte de sanctuaire. Elle tenait son nom des plans qu’on y entreposait, réalisés au moyen de rapports d’expéditions et de prises de vues par satellite. Mais elle servait également de salle de conférence et abritait de nombreux ordinateurs et bases de données. Bref, c’était le centre névralgique de la recherche scientifique martienne. Sa porte était donc équipée d’une serrure électronique comme seule en possédait l’officine où l’on stockait les médicaments à l’infirmerie. Ces fameux sésames étaient distribués au compte-gouttes, selon des règles peu transparentes. Leur mère, par exemple, n’en avait pas, bien qu’elle fût conductrice des travaux adjointe. Quand elle devait consulter un plan des environs, ce qui arrivait fréquemment, elle empruntait la clé de son collègue responsable de la maintenance des deux réacteurs à fusion. De l’avis général, cet individu, nommé Youri Glenkov, n’avait jamais mis les pieds dans la salle des cartes.
Le Russe ne se montra guère surpris lorsque Cari et Elinn se présentèrent à son appartement. « Votre mère a encore besoin de la clé, j’imagine. » Arborant une barbe broussailleuse, il parlait un dialecte agréable aux sonorités roulantes. Il se mit à farfouiller dans les replis de sa veste accrochée dans le vestibule. « Vous avez de la chance. À dix minutes près, j’étais parti. »
Les réacteurs étaient enterrés à un kilomètre de la cité, l’un dans une vallée du nord-ouest, le second dans un cratère du sud-est. Aussi Youri était-il souvent par monts et par vaux.
« Ah, la voilà ! » Il tira de sa poche un petit rectangle blanc sur lequel figuraient son nom et sa photo, et le leur tendit. « Tenez. Saluez votre mère de ma part.
— Nous n’y manquerons pas, promit Cari en retenant son souffle. Et nous vous rapporterons la clé dès que possible.
— Da, da. Si jamais je ne suis pas rentré, glissez-la sous la porte. »
Le frère et la sœur se mirent en route en longeant la Grand-rue. Cari évoluait d’un pas raide, Elinn trottinait, pleine d’espoir, à ses côtés. Contrairement à ce qu’indiquait son nom, la Grand-rue n’en était pas une au sens terrestre du terme, mais une large coursive illuminée, dotée d’une galerie supérieure et d’une ample voûte qui, malgré les apparences, supportait dix mètres de roche. Outre les quartiers d’habitation, elle accueillait diverses infrastructures publiques comme une laverie, une bibliothèque ou encore une salle commune où Von pouvait regarder des émissions télévisées retransmises depuis la Terre.
Les gens qui découvraient pour la première fois des images de la colonie étaient frappés de ce que tous les bâtiments enfouis au cœur de la planète rouge étaient modelés dans de simples briques. Quel anachronisme pour l’homme du vingt et unième siècle que d’embarquer à bord de vaisseaux ultramodernes, de parcourir l’espace vers une planète distante de plusieurs millions de kilomètres et d’y construire des édifices taillés dans un matériau identique à celui utilisé du temps de l’Égypte ancienne ! En réalité, cette solution s’était révélée la meilleure. Le sable martien, riche en fer, argileux, constituait une base idéale à l’élaboration de briques, d’autant que ses réserves étaient pratiquement illimitées. Le façonnage en lui-même était élémentaire et les techniques architecturales connues depuis des millénaires. Il n’était donc pas étonnant que la station ressemble à une antique cité romaine souterraine, avec voûtes, cintres, arcades et atriums.
La Grand-rue débouchait sur la Plazza, vaste étendue circulaire cernée de murs pareils au conduit d’un gigantesque puits. Le plafond était couvert de pierres vitrifiées incurvées, à l’origine légèrement lubrifiées, qui filtraient la lumière du jour. L’arbre planté au départ au centre de l’esplanade avait dû être transféré dans une des serres extérieures, faute de clarté suffisante pour prospérer, et remplacé par une petite fontaine au clapotis apaisant. Puis la Grand-rue se poursuivait sur les ateliers. Un escalier en colimaçon et un ascenseur, situés sur la gauche, permettaient d’accéder aux bâtiments de surface, tandis qu’un étroit passage, sur la droite, menait aux labos – et à la salle des cartes.
« Nous allons bientôt percer le mystère », s’extasia Elinn lorsqu’ils furent devant la porte.
Ils balayèrent les alentours du regard. Personne en vue. Cari tira son communicateur de sa poche et composa le numéro d’IA-20. « Y a-t-il quelqu’un dans la place ? » Avant de partir, il avait informé l’intelligence artificielle de leur projet et elle avait accepté de les aider.
« Non, personne, lui répondit-elle. Mais je vais allumer. »
Cari introduisit le rectangle blanc dans la fente de lecture. Le battant s’ouvrit avec un faible clic, dévoilant une pièce effectivement éclairée. IA-20 exerçait un contrôle à peu près total sur la station – à certains détails près, comme cette serrure, justement.
À l’inverse de ce qu’on aurait pu supposer, le cadre était plutôt technique. Une grande table occupait la moitié de l’espace, surplombée par six fortes lampes et entourée d’une douzaine de chaises. Plans, dessins, dossiers et bases de données en jonchaient le plateau, signe que quelqu’un avait travaillé d’arrache-pied la veille au soir. Sur un tableau mural était épinglée une série de photos satellite reproduisant la topographie martienne. Des meubles-classeurs et des ordinateurs étaient entassés en dessous, sur lesquels se pressaient communicateurs, appareils de lecture ainsi que diverses machines qui masquaient presque entièrement les cloisons.
La voix d’IA-20 résonna dans les enceintes : « Bienvenue. Je vous suggère de poser l’objet suspect sur le scanner afin que je puisse confronter le motif aux cartes stockées en mémoire.
— Le scanner…» répéta Cari en sondant les lieux. Lequel de ces appareils ressemblait à un scanner ?
L’intelligence artificielle vola à son secours : « Tu es juste devant.
— Ah bon. » Il examina le dispositif. À un cintre fixé au-dessus d’une épaisse plaque de verre était suspendue une pièce métallique grosse comme le poing qui se mit à vrombir et à crépiter de manière douteuse. Scanner laser, visiblement, et plutôt décrépit… « Bon, dit-il à sa sœur. À toi de jouer. »
Elinn piocha l’artefact dans sa poche et le posa au milieu de la plaque. Un rayon laser extrêmement ténu entreprit alors de palper le fragment à maintes et maintes reprises.
« Cela va prendre un moment, les prévint IA-20. La nature de l’objet rend le processus plus difficile.
— Bien sûr, acquiesça résolument Elinn. Technique martienne, qu’est-ce que tu crois ? »
Cari leva les yeux au ciel, en s’arrangeant toutefois pour que sa sœur ne le remarque pas. « Ne sème pas le trouble dans son esprit », marmonna-t-il.
L’écran s’éclaira et la tête de lion apparut, convertie en un simple trait. « Est-ce la structure que je dois rechercher ? s’enquit IA-20.
— Oui ! s’écria immédiatement l’adolescente.
— Parfait. Je vous demande quelques instants de patience. »
Suivit une longue pause. Cari regarda sa sœur à la dérobée. L’œil obstinément rivé sur l’écran, empli d’espoir. La déception allait être sévère. Mais cela ne l’empêcherait pas de continuer à croire dur comme fer à l’existence des Martiens.
Le dessin se transforma imperceptiblement, preuve que l’intelligence artificielle avait commencé à en chercher des variantes.
« Je regrette, annonça-t-elle enfin d’un ton pourtant sans regret. Aucun relief aréologique ne correspond au modèle. » Les ordinateurs et leur satanée rigueur ! Arès étant l’équivalent grec de Mars, les maniaques de l’exactitude parlaient non de géographie, mais d’aréologie.
Une déception immense se lut sur le visage d’Elinn. « Vraiment ?
— Oui, confirma IA-20, impassible. Ma configuration ne m’autorise pas à mentir.
— Mais je suis sûre qu’il existe quelque part des montagnes qui rappellent trait pour trait le motif de l’artefact. »
IA-20 se tut une seconde. « Ce n’est pas exclu. J’ai simplement constaté qu’il n’y a rien d’approchant dans les données dont je dispose. Mais nous sommes encore loin d’avoir cartographié avec une précision satisfaisante toute la surface de Mars.
— Tu vois ? fanfaronna Elinn en se tournant vers Cari. Il est donc possible qu’on finisse un jour ou l’autre par la trouver, cette tête de lion ! »
L’adolescent soupira. Il avait espéré que cette visite détournerait Elinn de sa lubie martienne, ou du moins freinerait suffisamment ses ardeurs pour qu’elle renonce à ses expéditions démentielles. Et voilà que cet imbécile de programme informatique venait la conforter dans son délire ! « IA-20, c’est aberrant. Mars est étudiée depuis une éternité, ce qui…
— « Éternité » est un bien grand mot, l’interrompit l’intelligence artificielle. Les premières cartes ont été réalisées il y a presque deux cents ans, sur la base d’observations effectuées par télescope ; en l’état actuel de nos connaissances, nous pouvons affirmer qu’elles ne valaient rien. Le premier atterrissage d’une sonde martienne remonte à cent dix ans, le premier vol habité à soixante-sept ans. Quant à la première station permanente, qui a donné naissance à cette cité, elle a été bâtie il y a trente et un ans.
— D’accord, mais les deux satellites en orbite autour de Mars livrent des images en continu. Tu ne vas pas me faire croire qu’ils n’en ont pas repéré et cartographié chaque kilomètre carré !
— Tu suivras au semestre prochain un cours d’optique dans lequel nous approfondirons les problèmes induits par ce type de cartographie. » L’intelligence artificielle marqua un bref temps d’arrêt. Cari et Elinn dressèrent l’oreille, surpris par cet étrange blanc. « Nous devrions en rester là. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il vous est interdit d’être seuls dans cette pièce. »
Elinn fit la grimace et tira la langue au haut-parleur. Cari reprit l’artefact sur le scanner et le glissa dans sa poche : « Nous partons.
— Si je puis me permettre, je vous le déconseille. Monsieur Pigrato approche en compagnie de quelques collaborateurs. Ils ont manifestement l’intention de tenir conseil dans la salle des cartes. La porte devrait s’ouvrir dans environ vingt-cinq secondes. »